• Un lion tué à Mondovi

    Une rue  de Mondovi portait le nom de "Rue du Lion". Les anciens disaient qu'au moment de la création du village des lions passaient par là pour aller boire à la Seybouse. Voici un témoignage qui le confirme...Ce texte a été écrit par le docteur Gustave DUFOUR, Médecin major de 1ère classe au régiment des cuirassiers de la garde impériale (Imprimé en 1856)

     



    Pendant un séjour de plusieurs mois dans les colonies agricoles de Mondovi et de Barrai, près de Bône. j' ai pu me convaincre que le lion n'était nullement intimidé par les habitations de l'homme, et qu'il ose lui enlever ses plus précieux animaux domestiques. Le fait que je vais relater m'a paru offrir, sous ce point de vue, un intérêt particulier; en outre, il n'est peut-être pas indigne d'être consigné dans les annales de la science, parce que la capture de ce lion tué à l'état de liberté a été suivie d'un examen nécroscopique.

    Quelques mots d'abord sur l'habitat et les sites parcourus régulièrement par notre redoutable quadrupède. Les villages de Mondovi et de Barrai ont été bâtis, en 1850, sur la rive gauche delà Seybouse : Mondovi, sur une partie enfoncée de la plaine; Barrai, sur le flanc d'une montagne qui domine là gorge des Beni-Salah. Entre les deux villages, qui sont distants de six kilomètres, s'étend une plaine où les bras de nos colons font aujourd'hui prospérer de beaux champs de maïs, de blé, de tabac, etc. Entre la rive gauche de la Seybouse et les terres cultivées, une forêt, à contours sinueux comme le fleuve, offre de nombreuses retraites aux bêtes fauves. Le tremble, le saule, l'olivier, le laurier-rose, le jujubier sauvage, le tamarin sont les principaux arbres ou arbustes qu'on y rencontre; le ricin y naît spontanément et acquiert des proportions gigantesques. Des broussailles très épaisses forment des fourrés qui abritent de nombreux quadrupèdes : lion, panthère,chat-tigre, chacal, raton, sanglier. Sur le bord sablonneux de la Seybouse, on découvrait facilement les traces de leur existence ; parmi ces traces, celle du lion se distinguait nettement par la large circonscription orbiculaire de ses quatre empreintes. C'était d'une des ténébreuses retraites de cette forêt que le lion sortait vers le déclin du jour, pour parcourir les alentours des villages ; il marchait de préférence dans les sentiers battus ou sur les terres labourées ; car il évite avec soin les endroits hérissés de plantes épineuses.

    Poussé par l'aiguillon de la faim, il se soucie peu de l'état de l'atmosphère: les nuits les plus obscures et les plus tourmentées du mois de février étaient" celles qu'il choisissait pour commettre ses plus cruelles déprédations.

    Les divers tons de sa voix annonçaient au loin la direction de ses pas. Dès que la voix du lion a grondé, les chiens des douars voisins et ceux des villages cessent leurs aboiements; les animaux attachés ou parqués dans les gourbis (étables) ne se font plus entendre : l'homme lui-même, sous la tente ou dans sa maison, sent courir un léger frisson. La voix du lion avait deux tons très distincts : tantôt c'étaient des expirations sourdes qui me rappelaient le souffle saccadé des locomotives à vapeur; tantôt, le rugissement proprement dit, c'est-à-dire, selon les expressions de Bufïon, un cri prolongé, une espèce de grondement d'un ton grave, mêlé d'un frémissement plus aigu.

    Les troupeaux des indigènes étant plus exposés que ceux des colons aux attaques nocturnes, c'était sur les bœufs ou sur les mulets des douars arabes que tombait ordinairement la griffe du Carnivore. Plusieurs fois pourtant les sentinelles de Mondovi et de Barrai l'avaient vu promener, à quelques pas du fossé d'enceinte, sa démarche lente et fière. Pendant une des nuits d'ouragan qui ont signalé, dans cette contrée, la fin du mois de février 1852, il laissa dans le village de Mondovi la trace sanglante de sa visite. Vers trois heures du matin, on entendit son souffle résonnant autour des maisons et des gourbis. Un bœuf attaché dans une de ces étables mal fermées fut tellement effrayé par l'approche du lion, qu'il brisa sa corde et s'échappa ou fut emporté par son terrible ennemi. L'obscurité de la nuit était telle, que personne n'osa se risquer à venir troubler l'immolation de l'infortuné ruminant. Dès le malin, on s'empressa de rechercher les traces du lion ; sur le terrain détrempé par la pluie, on les suivit facilement depuis le gourbi dégarni jusqu'auprès de la porte de Bône, dans une étendue de cent mètres. L'animal avait franchi les haies des jardins par bonds successifs et en ligne presque droite jusqu'au lieu où gisait le bœuf à demi dévoré près d'une mare d'eau. La victime avait-elle été saisie dans le parc même et emportée par le robuste carnassier dans sa course bondissante? ou bien, le bœuf s'étant échappé par les sentiers tracés et le long du rempart, le lion avait-il coupé en diagonale, sous le côté inférieur du vent, et atteint sa proie au lieu même où nous en trouvâmes les débris? La seconde hypothèse m'a paru être la plus admissible. Le cadavre du bœuf gisait sur le côté gauche, la tête dans une extension forcée, les pattes étendues et rigides, la poitrine et le ventre largement ouverts comme pour un examen nécroscopique; la cavité pectorale était dégarnie de ses viscères; le diaphragme et le foie avaient été engloutis; la masse intestinale avait été extraite en partie et négligée; mais les muscles psoas-iliaques (aloyau) n'existaient plus; l'os iliaque et le fémur, vers son extrémité supérieure, étaient comme dénudés, sans que pourtant la peau de la région de l'aine fût entamée. Le cou, la tête, le dos, les membres étaient intacts. Je n'ai remarqué sur la région cervicale antérieure aucune trace sanglante qui indiquât la jugulation préliminaire du ruminant.

    Le jour même de cette audacieuse visite, les habitants du village songèrent sérieusement à se défaire d'un anima! qui devenait, pour les colons comme pour les Arabes, une cause d'effroi et de ruine, l e cadavre du bœuf fut traîné, le soir, à cent pas de la porte de Bône; un chevreau attaché tout près fut offert en victime plaintive, et des colons armés se placèrent en embuscade sur les murs des portes du village. Les accents terribles furent plusieurs fois entendus; mais le lion se tint, ce soir-là, à distance si respectueuse, que personne ne l'aperçut.

    Quelques jours après cette embuscade générale et inutile, tout le village fut mis en émoi, dès le malin, par la nouvelle de la capture si convoitée.

    Le lion parlait ordinairement du bois de la Seybouse, et venait à la maraude sur un coteau dominé par la ferme Monjol, à un kilomètre du village. Le régisseur de cette ferme, M. Frechon. colon de Mondovi, l'avait observé très souvent.

    Dans la nuit du 3 au 4 mars, vers onze heures, la lune étant encore brillante, il s'embusqua sur un des murs de la ferme élevé de trois à quatre mètres au dessus du sol ; il aperçut bientôt le lion qui s'acheminait lentement vers un mulet mort et exposé depuis deux jours à sa voracité. 11 le laisse approcher à quinze pas et fait feu ; le projectile était une simple balle de calibre : le lion s'affaissa subitement comme sidéré par une décharge électrique ; la colonne vertébrale avait été fracassée. Le rugissement de douleur et de rage poussé par l'animal fut, au dire des témoins, épouvantable. A tout instant il se redressait sur ses pattes de devant pour essayer de bondir vers le lieu d'où la lumière avait jailli ; mais le levier de la locomotion était brisé; le plomb mortel avait cloué sur place le roi des animaux. L'adroit tireur jugeant que, malgré la gravité certaine de la blessure, un pareil adversaire ne devait pas être épargné, l'ajusta de nouveau au défaut de l'épaule gauche et précipita ses terribles angoisses. L'agonie dura près d'une heure: au grondement de sa voix expirante se mêlait le bruit des arbustes qui craquaient sous ses dents.

    Dès le point du jour, le bruit de la capture se répand dans les douars voisins; les Arabes arrivent en foule, à pied, à cheval, pour féliciter le chasseur ; hommes, femmes et enfants veulent tous lui baiser la main ou l'épaule, en lui donnant mille marques de joie et les titres les plus flatteurs. « C'est bien, Français, tu es à nos yeux un vrai marabout, un grand sultan ! tu as tué le saïd ! • Et les Chevaux effarouchés piétinaient, bondissaient autour de l'énorme bêle, dont la vue et l'odeur les épouvantaient. On la hisse sur une charrette que des bœufs emportent avec frayeur à travers la plaine : une vingtaine de cavaliers arabes escortent jusqu'au village le chasseur et sa glorieuse conquête. Toute la population accourt pour admirer la noble physionomie, les yeux encore brillants d'un reflet de vie, la crinière courte mais bien fournie, les griffes et la queue, ce cinquième membre du lion. Chacun commente sur l'âge, les dimensions, le poids, les blessures. De l'extrémité de la queue au bout du museau, la longueur est de deux mètres cinquante centimètres. Les canines de la mâchoire supérieure sont longues de six centimètres…